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Des Morts et des monstres
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Mes parents s’aimaient. Ils n’avaient pas 40 ans quand un monstre, mettant en pratique le livre Mein Kampf qu’il avait publié quinze ans plus tôt, fit envahir nos pays en mai 1940. Leur réaction fut immédiate. Quinze jours après l’armistice, mon père fondait avec quelques amis un réseau de Résistance qui devint l’Armée Secrète de Belgique (AS) et qui joua un rôle très important dans la préparation de la libération de nos pays par les Alliés. En vertu de l’instruction intitulée « Cheval de Troie », le gouvernement de Londres lui avait d’ailleurs conféré un statut militaire officiel qui différenciait ainsi l’AS des autres mouvements de Résistance.
Je demandai un jour à mon père les raisons de cette réaction si importante et si immédiate. Papa me répondit que Maman et lui-même n’auraient pas osé nous regarder dans les yeux, nous leurs enfants, s’ils laissaient l’horreur s’établir sans réagir.
Mes parents furent très prudents. Il fut entendu que Maman resterait tout à fait à l’écart du mouvement, elle s’occupait de nous et de la consultation des nourrissons dans le village voisin, de la production du lait et du fromage de chèvre, à Bruxelles nous attendions au printemps le réveil de notre tortue, notre chien s’appelait Coline.
Mars 1944.
On est en train de dormir dans son lit de petit enfant, on est réveillé par des hommes en chapeau mou qui parlent dans la chambre d’à-côté, ils étaient déjà venus vous interroger mais ils étaient repartis. Cette fois Maman vient dire au revoir (en réalité adieu).
Depuis ce moment on regarde et on écoute les gens gentils qui s’occupent de vous, mais on n’est plus rien.
Et puis Maman revient, mais elle est morte, et tous parlent de ses souffrances et de son héroïsme, en pleine adolescence on vous remet une décoration en son nom et on n’arrête pas de la faire mourir, mourir, parce que les très proches sont détruits, et qu’on ne peut plus jamais ni rire ni s’amuser. Ni penser à elle, se remémorer !
Papa, à qui il avait été interdit par l’AS de se livrer dans l’espoir de libérer sa femme, parce qu’il était responsable d’une opération d’importance critique pour la libération, Papa resta grand, modeste et généreux dans ses actions, mais son âme était détruite.
On grandit comme on peut, on devient un être social, intelligemment instruit et dynamique, émerveillé quand survient, -par miracle- un événement de bonheur mais le cœur est douleur et soi, on est si peu.
2004. Un jour je reçois une invitation d’une dépendance du camp de concentration Ravensbrück, Belzig où mourut ma mère. Réticente et pleine d’appréhension, je prends le risque de m’y rendre.
Et je découvre…. que la vie est présente ici. Il n’y a pas les restes lugubres d’affreux bâtiments de mort, non, c’est une clairière et alentour une futaie de bouleaux. Au milieu de la clairière il y a une très simple stèle entourée d’ifs sur laquelle est inscrite cette phrase très impressionnante et incroyable :
- Die Toden mahnen, les morts demandent des comptes.
Au fond, une sculpture totem sur laquelle est gravé tout ce qui s’est passé ici et qui se termine en un soleil. Je me souviens de ce moment, où deux musiciennes sont venues chanter, c’était si beau, ce n’était ni un chant solennel, ni un chant lugubre, non un très beau chant, et un de leurs enfants a accouru vers l’une d’elles et a sauté dans ses bras et rien, rien ne pourrait avoir évoqué ma mère mieux que ces moments. Pour la première fois un rai de lumière a traversé la mémoire de sa mort.
Pour la première fois, la vie de ma mère est devenue plus importante que sa mort.
2008 ; j’assiste, ayant accepté de nouveau avec beaucoup d’appréhension, accompagnée de mon neveu Geoffroy à la création d’une pièce de théâtre : Das rote Tuch (Le Foulard Rouge). Celle-ci relate la vie dans le camp. Tétanisée - - - j’observe néanmoins que les actrices ne parviennent pas à reproduire l’action des tortionnaires d’autrefois. Au sortir de la représentation je réussis à bredouiller à mes nouveaux amis : Il faut que nous parvenions tous à tourner la page et à maintenir et à vivre la continuité de la valeur de son esprit.
Ce jour-là je découvre et comprends qu’il est aussi difficile d’exister quand on est descendant de bourreaux que quand on est enfant de victime.
J’initie un long et obscur parcours pour retrouver Maman, par intuition, par mémoire quasi inconsciente. Il n’y a pas de hasard: par chance surgit un jour un témoignage de vie jeune, puis l’autre, et petit à petit on retrouve Maman en son cœur et, grâce à la subtilité et la persévérance de toi Béatrice et de toi Geoffroy les carnets disparus de Maman sont retrouvés dans lesquels elle a tenu pendant quinze ans son journal, journal duquel émerge son incroyable vitalité, sa joie de vivre malgré depuis sa plus tendre enfance de nombreuses difficultés , son bonheur mariée à mon père et avec nous ses enfants, et aussi une variété de talents aussi inattendue que riche. Parmi eux, au milieu de quatre à cinq langues parlées, de connaissances aussi poussées en littérature, en histoire, en art que le permettait l’époque où il était interdit aux jeunes filles de son milieu de faire des études, en plus de sa capacité à monter à cheval et à sauter les obstacles, jouer au tennis dans des tournois, faire du ski et parcourir à toute vitesse en Renault les routes impossibles de 1927 sur des distances stupéfiantes, en plus de son aptitude à prendre des photos et à les développer, à taper à la machine, tenir des dossiers difficiles et soutenir la vie publique compliquée de son père, à inventer des recettes de cuisine, il y a surtout, à travers tout, son goût pour la musique qui lui fait aimer, - comme c’est impressionnant-, des compositeurs qui sont presque ses contemporains! Wagner et Debussy. Elle décrit avec émotion chacun des cours d’orgue qu’elle réussit, en plus du piano, à suivre.
Plus son indéfectible générosité.
Direz-vous, écrirez-vous ce que vous avez vécu, j’espère que vous le ferez, de ce que je sais de votre passé vous avez probablement aussi souffert une peine immense, différente mais tout aussi destructrice, votre « soi » a peut-être aussi été gravement blessé, vos talents brimés, d’autant plus qu’en conséquence de la défaite de 1945 vous avez été soumis jusqu’en 1989, sans révolte possible, à l’invasion puis à la doctrine d’une dictature étrangère dont le moins qu’on puisse dire était qu’elle était inamicale.
C’est ce que vous avez réalisé ici, au sein du Roederhof spontanément, très courageusement, complètement, avec une exigence historique et émotionnelle totales.
Soyez-en profondément remerciés. Si nous sommes de nouveau réunis ici, méditant le passé, essayant de nous comprendre en tant qu’être liés à l’histoire, c’est à vous habitants de Belzig que nous le devons.
Les Grecs disaient déjà : gnôti seauton, connais-toi toi-même. La lucidité, la vérité sont-elles en soi sources de renaissance ? Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas qu’elles en sont les raisons, mais nous pouvons tous observer que oui, et la vie est là.
Au milieu de la clairière il y a la pierre, entourée d’ifs, sur laquelle est inscrite la phrase que je souhaite immortelle pour nous mortels :
Die Toden mahnen.
Les jeunes générations connaissent-elles et connaîtront-elles notre itinéraire ? Que pouvons-nous leur transmettre qui nourrisse la vie ? aujourd’hui à côté de la stèle,
UNE ROSE POUSSE, elle s’appelle : « RESURRECTION. »
A Vous, du Roederhof, qui agissez avez avec tant de courage, d’objectivité, de générosité et d’amour, je vous dis ma profonde et vivante gratitude.
A l’opposé, et à bon entendeur, vous les quelques dirigeants dictateurs, monstres de psychose, uniquement capables de gérer vos conflits par la destruction, le meurtre et l’assassinat, une lueur dans l’idiotie de votre pensée débile vous ferait- elle entrevoir qu’en plus des désastres présents, vous perpétuez le deuil dans les générations à venir ?
80 ans.
Anne Catherine del Marmol
